Mars 2015
1 LUI
Il courait à toute allure, droit devant lui. Il ne prenait même plus la peine d’écarter les feuillages qui lui cinglaient le corps, laissaient de nombreuses stries sur ses mains. Son visage était balafré de griffures, des gouttes de sang perlaient sur sa peau noire. Il pensait avoir semé ses poursuivants, il ne les entendait plus. Mais les craquements de la végétation sous ses pas et les bruits de la forêt équatoriale l’empêchaient de s’en assurer. Son cœur battait à tout rompre, il le sentait jusque dans son cou et ses oreilles. Le sac à dos lui martelait les reins. Il n’allait plus pouvoir tenir longtemps à ce rythme-là.
L’homme ralentit, adopta la foulée naturelle qu’il pratiquait tous les matins, réussit à clipper la sangle ventrale de son sac qui se colla enfin contre lui et cessa de le cogner à chaque pas. Au bout de quelques instants, il parvint à trouver son second souffle. Il les avait entendus plus qu’il ne les avait vus arriver, il venait de se chausser, gagnant ainsi une précieuse minute d’avance. Il avait attrapé son équipement avant de foncer à travers la jungle qui entourait son campement. Il était prêt. Depuis le début. Il savait qu’ils le retrouveraient. Il avait tout planifié, tout prévu, tout acheté. Il était prêt.
Il courait depuis une heure maintenant, les battements de son cœur s’étaient depuis longtemps apaisés, son souffle maîtrisé, il tiendrait encore autant sans problème, bien plus même avant d’être obligé de s’arrêter.
Ils présumaient de la distance qu’il pouvait parcourir, ils s’étaient renseignés à son sujet, l’homme avait compris qu’ils étaient sur ses traces. Mais ils ne savaient pas de quoi il était vraiment capable.
Ils ne cesseraient pas de le poursuivre. Ainsi qu’il le voulait. L’itinéraire qu’il avait choisi serpentait dans la forêt, rendant sa présence indétectable depuis leur hélicoptère. Lors de ses nombreux entraînements, il avait préparé des indices, des pistes qui les amèneraient à l’opposé de sa véritable destination. Il leur faudrait plusieurs jours avant de comprendre qu’il s’était joué d’eux.
L’homme avait quitté le sentier, le sous-bois devenu trop dense l’obligeait à marcher. Il avançait d’une longue foulée régulière, buvait souvent quelques gorgées d’eau, vérifiait sur sa boussole qu’il se déplaçait dans la bonne direction bien que cela ne soit pas vraiment nécessaire. Il avait rencontré jusqu’à présent les repères prévus au moment voulu. Il avait soigneusement préparé son trajet, appris par cœur la succession des balises naturelles et les horaires auxquels il devait les passer. Il était dans les temps.
Mais ils ne renonceraient pas. Ainsi qu’il le fallait. Qu’ils tournent en rond. Qu’ils gardent leur attention focalisée sur lui. Autant que possible. Avant d’essayer de l’atteindre par d’autres moyens. Quand ils penseraient à la chercher, elle serait en sécurité.
2 ELLE
Sortir n’était pas prudent, mais elle ne supportait plus d’être confinée dans cette chambre. Elle était partie tôt, il faisait encore nuit. Elle avait couru jusqu’au lever du soleil vers six heures trente, puis avait marché afin de ne pas attirer l’attention des rares piétons. À cette heure matinale, dans ce quartier résidentiel de Cayenne, elle espérait être passée inaperçue.
Le dos bien droit, le port de tête altier, la démarche souple, elle avait toujours aimanté les regards, elle avait dû s’y résoudre. Même habillée le plus simplement possible, coiffée d’un chignon, sans maquillage. De sa mère d’origine mexicaine, elle avait hérité les magnifiques yeux noirs bordés de longs cils épais, la peau mate, les cheveux ondulés qui lui descendaient jusqu’au bas des reins. De son père suédois, elle avait la haute stature, les grandes mains fines, les interminables jambes taillées pour la course. C’est ainsi qu’elle l’avait rencontré, en courant. Il l’avait dépassée un jour sur son parcours habituel. Elle n’avait pas aimé. Personne ne la doublait. Jamais. Elle avait forcé l’allure, l’avait rattrapé, devancé à son tour. Il s’était pris au jeu, avait tenté de la distancer à nouveau, ils s’étaient affrontés lors d’un sprint mémorable qui avait eu raison d’eux et les avait laissés à bout de souffle, éreintés, mais hilares.
Elle n’avait jamais vu un sourire aussi beau, dents blanches sur peau noire, lèvres si bien dessinées, elle avait immédiatement eu envie de les embrasser. Le parcours sous les arbres s’était poursuivi en marchant et discutant. Il parlait anglais avec un léger accent français qu’elle avait tout de suite reconnu. Elle n’avait encore rencontré personne qui utilisait comme lui des mots si justes, qui écoutait avec autant d’attention.
Un banc les attendait à l’arrivée, ils s’étaient assis en continuant de bavarder, en français cette fois. Elle avait eu un peu froid, avait défait son chignon et lâché ses cheveux pour s’en couvrir les épaules. Bouche bée, il avait regardé la rivière brune qui s’était déroulée sur elle. Il n’avait pu résister à l’envie de toucher, avait tendu la main tout en lui demandant la permission. Avec, à nouveau, ce sourire sur ses lèvres magnifiques. Quand ses longs doigts noirs avaient délicatement saisi une mèche pour la caresser, quelque chose s’était ouvert en elle et elle avait su.
Elle arriva enfin à la petite pension de famille où elle logeait depuis plusieurs semaines. Il était temps. Lors-qu’elle entra dans la chambre, le bébé commençait à s’agiter. Madame Larrigny, qui l’avait changé et le berçait doucement, lui tendit son enfant en souriant et quitta discrètement la pièce. Elle s’assit dans le fauteuil, souleva son t-shirt, descendit le zip du bonnet de son soutien-gorge, nettoya le bout de son sein et le lui présenta. Il se mit à téter goulûment, émettant un petit gémissement entre chaque déglutition. Il but à perdre haleine pendant les trois premières minutes puis continua plus calmement, desserra son poing et lui saisit le doigt. Au bout d’un quart d’heure, elle le changea de côté. Il se nourrissait avec toujours autant d’application, mais la regardait maintenant. Elle lui sourit, elle vit dans ses yeux qu’il lui répondait. Alors elle lui raconta le lever du jour, la tendresse d’un rayon de soleil, caressa ses cheveux bruns tout doux, la soie de sa joue. Il lâcha le mamelon et prononça quelques gazouillis puis se remit à boire. Elle lui parlait à voix basse, lui disait des mots d’amour, passait son doigt sur son oreille jusque dans sa nuque et son cou. Il tétait de moins en moins puis plus du tout, ses yeux se fermaient, il poussa un gros soupir et laissa échapper le bout du sein. Il s’était endormi, un filet de lait coulait de sa petite bouche. Il avait les mêmes lèvres que son père.
Elle lui essuya délicatement le menton, le contempla un long moment. Puis elle rajusta son vêtement, se leva précautionneusement, le coucha sur le côté contre un coussin dans le lit, embrassa sa tête au parfum si doux. Elle se rendit dans la salle de bain où elle se doucha, puis revint s’installer dans le fauteuil avec son livre, en attendant que madame Larrigny lui apporte son petit déjeuner. Elle prenait tous ses repas dans la chambre pour éviter de se montrer. Courir l’avait détendue. Elle pourrait peut-être mieux dormir ce soir. Il serait bientôt là. Et le bateau arrivait dans cinq jours.
3 GEORGES
Quand Georges avait reconnu sa voix, il n’avait d’abord pas su quoi dire tellement il était ému. Cela faisait presque deux ans qu’il ne l’avait pas entendue. Ses mains s’étaient mises à trembler et il avait momentanément perdu l’usage de la parole. Inquiète, la personne au téléphone avait alors demandé si elle parlait bien à monsieur Pottier. Il s’était ressaisi, avait commencé à lui poser trop de questions. Son interlocuteur l’avait interrompu en lui disant qu’il avait très peu de temps. Il lui avait expliqué la situation et fait part de son plan. Georges avait approuvé, à quelques détails près dont ils avaient rapidement débattu. Ils avaient fini par s’entendre avant de raccrocher.
Georges s’inquiétait dorénavant, mais le commandant de la marine marchande, trente-cinq ans de carrière, avait vite repris le dessus. Il s’était immédiatement attelé à la partie du programme qui lui revenait. Après s’être procuré un portable prépayé, il avait entamé la longue série d’appels indispensables. Il avait parcouru les boutiques de Meaux, effectué les achats nécessaires. Tout mettre au point avait duré huit jours.
Puis il avait parlé avec Pierre et Lisa, ses enfants de cœur, dont Elizabeth, sa femme aujourd’hui décédée, avait été la nounou depuis la mort de leur mère. Il n’avait pas eu de mal à convaincre les jumeaux que ce voyage pour la Guyane était un cadeau de Paul Soubier, son ancien second, qui l’avait remplacé après son départ à la retraite.
— J’ai soixante-dix-sept ans, mes chéris, je ne vais pas en rajeunissant, alors je vais accepter ce cadeau.
— Pff ! s’était moqué Pierre en levant au ciel ses yeux verts, tu en parais à peine soixante, personne ne veut me croire quand je dis quel âge tu as ! J’espère que dans vingt-cinq ans, je me porterai aussi bien que toi, tiens…
Mince, droit comme un i, la casquette de marin toujours vissée sur ses épais cheveux blancs coiffés en arrière et longs sur la nuque, le regard bleu perçant et la barbe fournie, Georges était un fort bel homme.
— Eh bien justement, avait-il répondu, je suis en pleine forme ! Paul m’offre ce voyage sur le porte-conteneurs, avant de partir à la retraite l’année prochaine. C’est le dernier bateau que j’ai commandé. Je n’aurai plus l’occasion de naviguer dessus et je me réjouis de retourner en Guyane. Qui sait si je serai encore en vie dans un an…
— Mais t’as pas fini de dire des horreurs pareilles ? avait rétorqué Lisa en levant au ciel des yeux aussi verts que ceux de son frère. C’est un beau cadeau, ce voyage, profites-en, va.
Il ne leur avait évidemment pas parlé des véritables raisons de sa croisière qui, s’ils en avaient été informés, les auraient beaucoup trop alarmés.
***
Georges avait reçu l’appel sept semaines auparavant. Il se trouvait à bord depuis quelques jours. Malgré l’appréhension qu’il éprouvait à l’idée du déroulement des événements à son arrivée, il se sentait parfaitement à l’aise sur le cargo. À part son ami, le commandant Paul Soubier, et le chef cuisinier Armand, il ne connaissait plus grand monde sur le porte-conteneurs, le personnel ayant été renouvelé depuis son départ.
Mais il fallait croire qu’on avait parlé de lui, car l’équipage entier l’avait respectueusement salué lors de son embarquement, et chaque marin s’adressait à lui en l’appelant « Commandant Pottier », ce qui le touchait beaucoup. Il n’avait jamais navigué en tant que passager, il en profitait pleinement, prenait le temps de discuter, lire, remplir ses mots croisés et jouer à la belote.
Ce soir, il se tenait dans la timonerie, il admirait le coucher de soleil. Paul quitta sa table à cartes et le rejoignit. Légèrement plus grand que Georges, le crâne un peu dégarni, les cheveux presque blancs coupés ras, la barbe très courte, sa maigreur contrastait avec la carrure de son ami.
— On en a passé des heures ici, ensemble, tous les deux, tu te souviens ? demanda Paul.
— Comme si c’était hier, répondit Georges en croisant le regard gris clair de son complice. Je ne pensais pas m’y retrouver encore une fois avec toi, dix-sept ans plus tard. Comme quoi, il y a un côté positif dans toute chose…
— Il est fort, tu sais, il va s’en sortir, le réconforta Paul.
— Je l’espère.
Jusqu’à présent, tout se déroulait comme prévu, elle avait téléphoné pour annoncer qu’elle était arrivée saine et sauve à la pension de famille. Mais depuis son départ de Saint-Laurent-du-Maroni, elle restait sans nouvelles de lui et son angoisse était palpable au bout du fil. Georges avait réussi à la rassurer et à lui redonner une confiance qu’il aurait bien voulu éprouver lui-même.
4 EN FORÊT
Il fit une pause à la crique Cariacou où il se déshabilla, se baigna rapidement, nettoya les griffures de son visage et de ses mains. Sur tout son corps, il passa de l’huile de carapa contre les poux d’agouti. Il détestait ces aoûtats locaux dont la piqûre démangeait salement pendant des jours. Il remplit d’eau une bouteille filtrante, y ajouta le comprimé désinfectant. Une fois qu’il eut mangé et rincé sa chemise, il repartit, vingt minutes seulement après s’être arrêté.
Il marchait sur un rythme soutenu. S’il continuait ainsi, il pourrait atteindre Saut Maïs avant la nuit. Toutes ces longues heures passées à se préparer portaient leur fruit, il était au mieux de sa forme. Depuis son arrivée trois semaines auparavant en Guyane, il avait eu le temps de s’acclimater et le petit été de mars lui convenait parfaitement. Il avait quitté Houston en cargo avec sa femme et leur enfant, embarqués en tant qu’invités du commandant. Leurs véritables noms ne figuraient pas sur le registre de bord. Georges avait organisé leur voyage depuis Corpus Christie au Texas jusqu’à Paramaribo au Suriname. De là, ils avaient longé la rivière Cottica, jusqu’au fleuve Maroni, puis avaient rejoint la ville de Saint-Laurent. Ina et le bébé avaient pris un vol pour Cayenne. Elle avait donné son nom de jeune fille, Lindbergh, il serait difficile de suivre sa trace. Mais pas impossible.
Pour lui avait commencé un long périple. Il fallait brouiller les pistes, ne surtout pas les diriger vers Cayen-ne, leur destination finale.
Alors il avait voyagé en faisant des haltes le long du Maroni, logeant chez l’habitant, se mêlant aux pirogues de touristes ou navigant avec des particuliers, jusqu’à Grand-Santi où il avait gagné Saül par avion. Trois jours après son arrivée, il s’était joint à un groupe qui préparait la descente de la rivière Inini et l’avait commencée avec eux. Feignant d’être malade au bout de deux heures de trajet, il était remonté d’abord en direction du village puis avait bifurqué vers le bivouac qu’il avait dissimulé dans les bois.
Il y était depuis une semaine quand il avait entendu l’hélicoptère et s’était enfui. Ils l’avaient retrouvé. Malgré toutes les précautions prises. Il savait que cela arriverait. Néanmoins, il se traita d’idiot en repensant à la peur qu’il avait eue et au film qu’il s’était fait en croyant être découvert. Personne n’avait pu le traquer sur ce chemin aussitôt après l’atterrissage. Tout le village était persuadé qu’il était parti descendre l’Inini. Le temps que ses poursuivants l’identifient malgré son nom d’emprunt, qu’ils trouvent le groupe qu’il avait rejoint puis quitté, qu’ils localisent l’endroit de son campement, qu’ils suivent les fausses traces qu’il avait laissées et comprennent leur erreur, il serait déjà loin dans la jungle, et retrouver quelqu’un au cœur de la forêt équatoriale ne serait pas une mince affaire. Le plus délicat serait de gagner le bateau au port Dégrad-des-Cannes de Cayenne sans se faire voir.
Mais pour le moment, il fallait atteindre Saut Maïs.
5 INQUIÉTUDE À LA PENSION
Les coups pourtant légers contre la porte la firent sursauter.
— C’est moi, Ina, puis-je entrer ?
Madame Larrigny semblait très ennuyée. La petite femme frotta la trace de farine sur sa jupe en jean, rajusta son t-shirt rose, passa ses doigts dans ses cheveux bouclés châtains et remonta ses lunettes.
— Je crains d’avoir une nouvelle inquiétante, ma chérie. Un homme est venu tout à l’heure en prétendant avoir un colis à remettre à madame Mauré. Bien sûr, je lui ai répondu qu’il n’y avait personne de ce nom dans cette maison.
— Je n’aurais jamais dû aller courir ce matin ! s’écria Ina en portant une main à sa bouche. Ils m’ont retrouvée !
— Ne vous inquiétez pas, ma chérie, ce n’est pas à cause de ça. Et puis vous aviez besoin de vous aérer, vous tourniez comme un lion en cage. Non, je ne crois pas qu’ils se doutent de votre présence ici. Le livreur, qui est livreur comme moi soit dit en passant, m’a dit qu’il essayait toutes les pensions de famille de Cayenne, l’adresse ne comportait que cette indication-là. Il a lourdement insisté sur le fait que cette madame Mauré avait un bébé avec elle. Alors je l’ai invité à boire un café dans la cuisine.
— Vous l’avez fait entrer dans la maison ?! s’exclama Ina.
— Ne vous inquiétez pas, ma chérie, j’avais posté ma fille dans votre couloir au premier, au cas improbable
où vous auriez l’idée de quitter votre chambre. Et puis je voulais comprendre pourquoi il pensait qu’il y avait un bébé ici. Voyez-vous, la voisine a un petit et d’en bas, que ce soit le vôtre ou le sien qui pleure, on croit que ça vient de chez elle. Et c’est ce qui s’est passé : son fils a pleuré et on l’a très bien entendu. C’est là qu’il m’a a-voué qu’il se doutait bien de la présence d’un nourrisson dans le coin, puisqu’un de mes pensionnaires s’était plaint de cris d’enfant. Ça ne m’a pas plu, mais pas plu du tout. Parce qu’ici, ce n’est pas le genre de la maison de parler dans le dos des autres, si on a quelque chose à dire, on se le dit en face ! Surtout que votre petit amour ne pleure presque pas ! Bref, j’ai saoulé le prétendu livreur de faux ragots sur tout le monde, il ne savait plus comment se dépêtrer de mes discours à rallonges. Et quand il est parti, il en avait ras le bol de cette pension et de tous ses occupants ! Il est persuadé que je lui ai tout dit ! Mais j’ai compris d’où ça venait, cette plainte sur les cris de bébé, du couple de vipères qui habite ici depuis deux mois. Je m’en suis méfiée dès le début. Ils sont au courant de tous les ragots du voisinage et n’arrêtent pas d’en rajouter. Mais je vais m’en débarrasser, ils ne vont pas rester longtemps, croyez-moi ! J’ai piqué le smartphone du monsieur pendant sa sieste et j’ai téléphoné à toute ma famille en métropole. Quand il va voir sa facture, il va en faire une crise cardiaque ! Il se doutera bien d’où ça vient, va, ils partiront vite fait après ça. En attendant, j’ai appelé le commandant Pottier.
— Vous avez parlé à Georges ? demanda Ina incrédule.
— Ne vous inquiétez pas, ma chérie. Il m’avait donné un numéro d’urgence et j’ai utilisé un portable prépayé qu’il m’a fait parvenir il y a un mois, on ne pourra pas tracer l’appel. Georges vient de téléphoner. Vous n’êtes plus en sécurité ici, ma chérie. Il a dit de vous préparer. Sylvie passera vous chercher cette nuit à deux heures. Vous descendrez par l’escalier du balcon dans le jardin, elle vous attendra là. C’est une amie de Georges, vous pouvez lui faire confiance. Bon, je parle, je parle, mais il faut que j’aille m’occuper du dîner et vous devez faire vos valises. On se voit tout à l’heure, ma chérie.
Emma Larrigny l’embrassa tendrement et sortit. Elle avait laissé dans la chambre une douce odeur de vanille. Le bébé commençait à s’agiter, il avait faim, Ina s’installa confortablement pour lui donner le sein.
6 SUR LE BATEAU
Georges finissait de passer en revue tous les achats qu’il avait effectués en prévision du voyage de retour : les couches, les vêtements, la trousse pour les soins, les biberons et les laits en poudre, il savait que le bébé était nourri au sein, mais en cas de problème, une fois en mer, il n’y aurait aucune pharmacie à portée de main.
Tout organiser avait été une véritable partie de plaisir. Il avait déjà éprouvé la joie d’accueillir les enfants de Pierre et de Lisa comme ses petits-enfants. Mais il ne les avait pas vraiment vus grandir, son métier de navigant le tenait trop souvent loin de chez lui et ne lui avait pas permis de préparer leur arrivée. À son âge, il n’aurait jamais pensé avoir la chance de recevoir un petit-fils alors qu’enfin, il était totalement disponible. Un petit-fils qui portait son prénom[1] qui plus est. Si, encore une fois, il n’en était pas vraiment le grand-père, il prenait ce nouveau rôle très à cœur, il avait écumé les magasins, les pharmacies et les boutiques de produits biologiques de Meaux. Il avait même acheté des vêtements chauds qui seraient les bienvenus en mer après le climat équatorial de Guyane. Ces préparatifs l’avaient aidé à surmonter son angoisse.
Il entendit toquer à la porte et Paul entra.
— Eh ben dis donc, t’as vraiment tout prévu ! s’exclama-t-il en voyant le contenu des sacs étalé sur le lit.
Il prit deux boîtes et lut les étiquettes.
— Tiens, du lait de châtaigne et du lait d’amande, c’est une bonne idée ça ! J’adore l’odeur du lait de châtaigne. Je me souviens, quand mon deuxième fils est passé au biberon après le sein, il ne supportait pas les laits maternisés, ma femme lui donnait ça. À l’époque, on n’en trouvait pas facilement comme maintenant, il fallait en commander. Mais t’assures vraiment comme grand-père, tu sais ?
— J’ai surtout été bien conseillé, répondit Georges en riant. J’ai tellement hâte de les voir…
— Plus que cinq jours, on accoste dans cinq jours, mon ami, dit Paul en lui posant la main sur l’épaule.
— Pourvu que le transfert d’Ina chez Sylvie se déroule bien cette nuit... Tu seras sur la passerelle pour recevoir l’appel ?
— Oui, j’ai pris le quart, le rassura Paul. J’ai préparé le jeu de cartes. Et une bouteille pour arroser ton café dont tu me diras des nouvelles. Allez, maintenant on va manger.
[1] Voir le précédent roman de l’auteur « Comme une pierre »
7 NUIT À SAUT MAÏS
Il venait d’arriver à Saut Maïs, il était temps. La nuit tomberait bientôt, il préférait préparer le camp à la lumière du jour. Ces rapides sur la rivière Calebasse étaient constitués de trois marches, sur un dénivelé total de quinze mètres. Après avoir effectué un repérage, il finit par choisir l’amont des sauts pour établir son bivouac. Il fixa la bâche de protection aux troncs d’arbres proches puis accrocha le hamac en dessous. Il se déshabilla, se plongea avec délice dans le torrent, profitant du courant pour se faire masser le dos et laver sa transpiration. Après s’être séché, il appliqua de l’huile de carapa sur tout son corps, se vêtit, mangea un repas froid, nettoya la vaisselle et rangea le matériel. Il s’installa confortablement dans sa couchette dont il ferma la moustiquaire et, malgré les bruits de la cascade et de la forêt, s’endormit rapidement.
À cinq heures et demie, son réveil sonna. Il paressa quelques minutes avant de s’équiper d’une lampe frontale et de sortir de son abri, s’habilla et se chaussa. Sur le mini réchaud, il prépara un café dont l’odeur le mit en appétit. Une fois la bouillie de céréales avalée et le matériel lavé et rangé, il remplit d’eau les deux bouteilles filtrantes, y ajouta les pastilles de désinfectant. Il enduisit à nouveau ses jambes d’huile de carapa, démonta le hamac puis la bâche, les plia et les plaça dans le sac.
Le soleil se levait.
Ses empreintes dans la boue étaient beaucoup trop visibles. Il prit le temps de chercher une branche morte pour effacer toute trace de son passage. Pas question de couper les végétaux environnants, la machette laisserait des marques identifiables.
Puis il déploya la carte et l’étudia. Il avait prévu quatre jours depuis le saut Maïs en passant par le massif du Matécho pour arriver au camp Arataï. Là, il pensait se mêler aux touristes qui venaient en excursion au bord de la réserve des Nourragues, en espérant partager leur pirogue jusqu’à Regina qu’il atteindrait en quelques heures. Alors commencerait la partie dangereuse du parcours, car il risquait de se faire repérer en cherchant une coque pour remonter vers le port Dégrad-des-Cannes à Cayenne. Il imaginait le moment où il pourrait enfin serrer sa femme et son fils dans ses bras, en sécurité sur le bateau, le plaisir des retrouvailles avec Georges qu’il n’avait pas vu depuis presque deux ans.
Le hurlement lui glaça le sang. La branche passa juste au-dessus de sa tête et se brisa à côté de lui sur le rocher. Il avait bondi sur ses pieds, les poings dressés en position de défense. Son cœur battait la chamade. Il entendit le singe qui s’enfuyait dans les arbres en criant et le maudit silencieusement. Il respira profondément pour se calmer, reprit la carte de ses mains tremblantes et l’étudia une dernière fois avant de la replier dans son étui plastique. Il vérifia que son GPS fonctionnait bien, le remit dans sa boîte étanche et plaça le tout sur le dessus de ses affaires, dans le sac à dos. Il allait les utiliser souvent.
8 EN ATTENTE DE TRANSFERT
Il était vingt et une heures quand Emma Larrigny rejoignit Ina dans sa chambre. Le bébé sentait que quelque chose se préparait, il ne dormait pas, suçotait ses doigts de pieds en gazouillant un grand discours à sa mère qui lui répondait doucement.
— Je peux ? demanda Emma en désignant le petit bonhomme.
Elle le prit tendrement dans ses bras.
— Que tu sens bon mon bébé ! Tu vas tellement me manquer mon cœur. Qu’est-ce que tu ressembles à ton père…
— Vous connaissez Kisinio ? s’étonna Ina qui allait décidément de surprise en surprise avec cette femme.
— Ma chérie, répondit Emma, quand Georges m’a demandé de vous accueillir, il m’a dit que c’était risqué et que moins j’en saurais, mieux ça vaudrait pour moi. Mais voyez-vous, j’ai rencontré Kisinio dès son arrivée. Lorsque j’ai découvert votre fils, la ressemblance m’a tout de suite frappée. Vous devez connaître l’histoire…
— Pas très bien en fait, avoua Ina. Je ressens l’attachement que Kisinio et Georges ont l’un pour l’autre, je sais que Kisinio a voulu appeler notre enfant Georges pour cette raison. Mais dès qu’il en parle, il est tout retourné, aussi j’évite d’aborder le sujet. J’aimerais bien que vous me racontiez.
— Je me souviens de ma rencontre avec lui comme si c’était hier. J’avais entendu du bruit dans la cuisine alors j’y suis allée. J’ai vu ce bel homme, qui venait d’arriver chez moi deux jours auparavant, en train de nourrir à la cuillère un petit bonhomme tout noir, tout maigre, couvert de teigne. Il y avait tellement de tendresse dans ses gestes, tellement d’attention que j’en ai été bouleversée. Le lendemain, je leur ai apporté des vêtements que ma voisine m’avait donnés parce qu’ils étaient trop petits pour son fils. Le commandant m’a raconté comment il avait découvert Kisinio dans sa chambre. Il était entré en douce, certainement pour voler des sous pour s’acheter de quoi manger, et il s’était assommé en tombant de la fenêtre. Il était tellement faible, le pauvre enfant. Georges m’a demandé la permission de le garder quelque temps avec lui. Même en m’assurant qu’il allait payer pour ce pensionnaire supplémentaire, il m’a quand même demandé la permission, vous voyez quel homme c’est… On s’est occupé du petit ensemble pendant plusieurs semaines. On s’est liés d’amitié. Georges traversait une terrible épreuve à ce moment-là[1]. Alors j’ai bien compris à quel point cet enfant qui avait besoin de lui le sauvait de son désespoir. J’ai fait tout mon possible pour les aider. Des amis ont trouvé une famille d’accueil pour Kisinio, Jean et Patricia Mauré, des gens bien qui ont fini par l’adopter. Quand Georges est reparti en métropole, le petit était entre de bonnes mains. Toutes les six semaines, lorsqu’il revenait, Georges passait prendre Kisinio, Jean et Patricia, et ils venaient nous rendre visite. On faisait toujours une fête !
Elle s’interrompit quelques instants, plongée dans ses souvenirs. Ina attendait, elle connaissait l’enfance de son mari mais en savait peu sur Georges. Elle espérait en apprendre plus et parvenir à comprendre ce déchirement qu’elle sentait en Kisinio chaque fois qu’il évoquait son ami. Il en parlerait un jour, quand il serait prêt.
— Quand Georges est parti à la retraite, reprit Emma, ça nous a fait un grand vide. Mais Kisinio a continué de venir nous voir toutes les six semaines et on faisait une petite fête, c’était devenu un rituel. Quelque temps après la dernière visite de Georges, un matelot m’a apporté une caisse remplie de romans policiers. J’adore ça, les romans policiers, Georges le savait, il m’en offrait toujours à chacune de ses escales. Depuis, j’en reçois un plein carton à tous mes anniversaires, toutes les nouveautés. Il y a un libraire qui doit être content à Meaux ! Oh, le petit amour s’énerve…
— Oui, il a faim mon bonhomme. Vous désirez le changer avant que je lui donne le sein ?
Emma la remercia d’un grand sourire et s’occupa du bébé, l’abreuvant de mots doux, de caresses, de baisers sur les pieds. Puis elle le déposa dans les bras de sa maman, et s’apprêtait à quitter la pièce quand Ina la retint.
— Vous voulez bien rester avec moi, s’il vous plaît ?
— Vous ne préférez pas dormir un peu avant de partir ? demanda Emma.
— Je serai incapable de trouver le sommeil, vous savez…
— Alors je vais nous préparer une boisson chaude et je reviens.
Elle tendit spontanément la main vers la joue de la jeune femme qu’elle caressa tendrement avant de sortir.
Ina s’installa pour allaiter son fils, émue aux larmes. La gentillesse d’Emma la touchait profondément. Elle n’en pouvait plus…
[1] Voir le précédent roman de l’auteur « Comme une pierre »